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Ad Valoris s’entretient avec Giovanni Ferro Luzzi

En quelques mots

Interview de Giovanni Ferri Luzzi professeur d’économie à la haute école de gestion (HEG) et à l’Université de Genève (GSEM).

Dans cet entretien sans filtre, Giovanni Ferro Luzzi, professeur d’économie à la haute école de gestion (HEG) et à l’Université de Genève (GSEM), brosse un fascinant tableau du monde du travail en Suisse.

Quel est le futur du travail, l’avenir doit-il nous faire peur, quels secteurs sont à privilégier si l’on veut réorienter sa carrière ? Pour le savoir, lisez cette passionnante interview !

 

La montée du travail indépendant précaire et l’automatisation du travail doivent-elles nous inquiéter ?

Les qualificatifs « indépendant » et « précaire » doivent être bien expliqués. Le travail indépendant a toujours existé dans différents métiers. Il comporte une grande autonomie décisionnelle et constitue souvent le germe de l’entreprise. Il est naturellement exposé au risque économique. On ne parle pas nécessairement de précarité. En revanche, les nouvelles formes de travail liées à l’économie de plateforme comportent une grande dose de précarité (rémunération faible et incertitude d’emploi) qui ne sont pas du « travail indépendant » comme l’a confirmé récemment le Tribunal fédéral en raison du rapport de subordination. En effet, les chauffeurs/livreurs d’Uber ne peuvent pas décider eux-mêmes de leurs tarifs. Cette décision a d’ailleurs également été prise dans d’autres grandes villes étatsuniennes ou capitales européennes. Ce n’est cependant pas non plus un emploi salarié typique, en raison de l’incertitude entourant les horaires et les gains.

Doivent-elles nous inquiéter ? Tout dépend de l’encadrement institutionnel qui lui est associé. D’un côté, ces formes d’emploi créent des débouchés pour de nombreuses personnes qui ne trouvent pas (ou ne souhaitent) pas un emploi salarié classique ou être indépendant. Les moyens requis sont très légers (en principe un véhicule suffit) et une certaine flexibilité des horaires permet de cumuler des activités. En revanche, si ces personnes sont confinées à l’économie de plateforme toute leur vie active, on peut craindre une plus grande pauvreté et une difficulté à changer de métier, de même qu’un recours plus important à l’aide sociale si ces emplois ne sont pas couverts par les assurances sociales (AVS, chômage, invalidité…).

 

Venez-vous que l’IA et l’automatisation vont accentuer l’insécurité et l’instabilité du monde du travail ?

Oui, toutefois, la réponse mérite d’être nuancée. L’IA a fait des progrès très importants ces dernières années qui vont certainement menacer des emplois en remplaçant des tâches considérées comme relativement qualifiées (par exemple la recherche juridique, la conception de contrats ou le diagnostic médical). Cependant, comme pour tout progrès technologique, des nouvelles tâches et donc à terme de nouveaux jobs viennent à être créés pour compléter le travail de l’IA. Cette complémentarité est à chercher dans la créativité, l’entregent, l’humour, l’empathie, dont l’IA est relativement encore mal dotée. Même le métier d’informaticien, dont de nombreuses tâches de codage peuvent d’ores et déjà être proposées rapidement et efficacement dans moult langages informatiques, se verra prendre de la hauteur et organiser l’IA vers des buts précis, poser un diagnostic sur les biais et les erreurs des programmes de l’IA, etc.

 

Que représente pour vous le « futur du travail » ?

Le travail a toujours évolué et continuera d’évoluer. Certains métiers disparaissent et d’autres naissent plus ou moins brusquement. S’il faut se féliciter que la pénibilité diminue dans certains métiers grâce au progrès technique, ce dernier doit aussi permettre aux travailleurs et travailleuses de tirer avantage de ces avancées techniques, sous forme de salaires plus élevés ou de temps de travail plus court. Les nouvelles générations semblent (même si ce n’est pas une tendance très marquée) privilégier un meilleur équilibre entre leur vie privée et professionnelle, ce qui est très sain.

 

L’avenir doit-il nous faire peur ?

Le proverbe dit « ce qui ne peut être évité doit être bienvenu », ce qui ne veut pas dire qu’il faille rester béat les bras croisés, mais qu’il faut concentrer son activité là où des leviers existent. Il y a des phénomènes qui doivent nous rendre vigilants. Le réchauffement climatique est souvent mis en avant comme la menace No 1 pour l’humanité, et l’enjeu majeur tient à la difficulté de coordonner l’activité polluante de tous les pays. Ce n’est cependant pas la seule. Nous avons vu récemment comment la paix pouvait brutalement être menacée aux portes de l’Europe par l’invasion de l’Ukraine, avec les risques de propagation du conflit et les pertes humaines et matérielles qui peuvent en résulter.

La prospérité et le bien-être dépendent de nombreux facteurs, et je pense qu’une première étape consiste à retrouver une meilleure cohésion sociale. On assiste depuis un quart de siècle à une perte des valeurs associées au bien commun, qui a conduit à une polarisation très toxique dans de nombreux pays. Ces tensions montrent aussi comment une innovation technologique ayant révolutionné nos modes de vie et permis une croissance tout à fait sidérante de nouveaux services, — je veux parler de l’internet —, peut non seulement causer d’énormes dommages collatéraux par la manipulation d’informations passant très rapidement et efficacement dans la caisse de résonance des réseaux sociaux, mais aussi générer de nouvelles formes de criminalité, qui pourraient à terme, nuire aux institutions et à l’État de droit.

 

En quoi l’humain conservera-t-il une suprématie face à la technologie ?

Il ne faut pas sous-estimer les risques d’une suprématie de la technologie sur l’humain, en particulier si elle est en mains de sociétés privées ! Des règles claires doivent empêcher les dérives dont nous voyons déjà les effets à l’œuvre aujourd’hui. Sur la suprématie de l’humain par rapport à la technologie, les experts mettent en avant tout ce que nous faisons « naturellement » grâce à une évolution sur plusieurs millions d’années. Ne serait-ce que lire une expression sur un visage, ou réagir à une situation d’urgence imprévue, en utilisant tous nos sens et notre intelligence.

 

Comment expliquez-vous l’augmentation du travail indépendant ?

Le travail indépendant en Suisse a surtout vu une croissance vers la fin du millénaire. De nombreuses activités de services, financiers ou dans l’informatique se sont développés à cette époque, d’où l’expansion observée. Le travail indépendant est relativement simple à mettre en place en Suisse.

Quel est le futur du travail, quels secteurs sont à privilégier si l’on veut réorienter sa carrière ?

La massification du travail à distance va-t-elle avoir une conséquence significative sur la nature et l’organisation du travail ?

Très certainement, et cela a déjà commencé. Le confinement lors de l’épidémie du Covid a eu un effet de cliquet dans de nombreuses entreprises privées ou à l’État, lorsque cette forme de travail a été imposée, et on s’est rendu compte des gains qu’elle permettait de générer (temps de déplacement, locations de bureaux…). Le simple fait d’avoir investi dans cette forme d’organisation (cloud, VPN, logiciels de visioconférence et de partage…, mais aussi organigrammes et horaires)  implique que son maintien permet de rentabiliser ces investissements.

 

Quels sont les secteurs à privilégier si l’on veut réorienter sa carrière ?

La réorientation de carrière est très dépendante du métier de base. Dans certains secteurs, en particulier aujourd’hui par exemple dans la finance, cela peut constituer un gros défi. Certains métiers sont amenés à changer toujours très rapidement, notamment dans les activités à forte prépondérance du numérique. Deux pistes pour une réorientation efficace : suivre l’innovation, mais aussi choisir des métiers que l’IA ou l’innovation numérique en général est encore peu performante (activités du care, coaching, etc.)

 

Pensez-vous que la semaine de 4 jours est un projet viable ?

Cela dépend du secteur et de la santé économique de l’entreprise. La semaine de 4 jours peut tout à fait succéder à celle de 5 jours comme cette dernière a succédé à celle de 6 jours. Pour cela, il faut des gains de productivité qui permettent aux travailleuses et travailleurs de négocier ces gains sous forme d’horaire réduit plutôt que de hausses de salaire.

 

Pensez-vous que les prochaines générations devront vivre avec moins de moyens que les générations actuelles ?

Si la croissance du revenu par habitant se maintient, c’est l’inverse qui se produira. C’est surtout une question de qualité de vie et de redistribution. La qualité de vie dépend des progrès dans la santé, le temps consacré aux loisirs et à la famille, et la qualité des biens consommés. Un smartphone aujourd’hui est nettement plus puissant qu’il y a 20 ans, et ne coûte pourtant pas beaucoup plus en termes relatifs.

En revanche, il peut y avoir des laissés pour compte, si les revenus générés ne sont pas redistribués par le système de prévoyance et d’assurances sociales.

 

Où en est le sujet des inégalités entre homme et femme, en Suisse ?

Les femmes sont aujourd’hui mieux formées que les hommes (plus de diplômées femmes que de diplômés hommes sortent des hautes écoles), même s’il subsiste en Suisse encore des parcours très genrés. Le problème principal tient à l’offre plus limitée en Suisse en termes d’accueil de la petite enfance (et un subventionnement plus faible par le secteur public) par rapport à d’autres pays européens, ce qui conduit le plus souvent nombre de femmes à réduire leur taux d’occupation, voire à se retirer pendant un laps de temps du marché du travail.

Il n’y a pas non plus d’égalités en termes de salaires, l’écart « inexpliqué » entre hommes et femmes ne semble pas diminuer dans le temps, selon l’OFS. Un problème majeur est lié au fameux « plafond de verre » : l’accès aux postes-clés de cadres et de direction dans l’entreprise reste de manière prédominante plus aisé pour les hommes ce qui se traduit par des salaires plus élevés. En bref : peut mieux faire.

 

Écologie et production industrielle sont-elles incompatibles ?

C’est l’activité économique en général qui est polluante, à des degrés divers, naturellement, selon les secteurs. La fabrication de béton a une empreinte carbone forcément plus élevée que l’animation socioculturelle. Comme pour tous les problèmes liés à l’environnement, la solution mise en avant par les économistes passe par la mise en place d’incitatifs compatibles avec le principe du pollueur-payeur comme la taxe CO2.

 

Pensez-vous que le management algorithmique deviendra une réalité ?

Une partie des tâches managériales seront très certainement déléguées à l’intelligence artificielle. La complémentarité entre le management et l’IA se joue surtout à l’échelle de l’organisation et de la logistique, clairement moins pour le leadership et la mise en avant de l’éthos de l’entreprise.

 

Face à la dépendance énergétique et industrielle, pensez-vous qu’il faille relocaliser et réindustrialiser ?

Pour certains intrants, c’est tout bonnement impossible, car la Suisse ne dispose pas de gaz ou de pétrole. Réindustrialiser ne doit pas être une décision prise dans une mauvaise conjoncture. Si les possibilités de créer certaines industries existent en Suisse, les entrepreneurs devraient suivre les signaux du marché. Ils le font déjà dans certains domaines, mais ce n’est pas en réponse à une pénurie passagère.

 

Face à la crise environnementale et aux enjeux sociaux, l’argent peut-il encore être le moteur de la réussite entrepreneuriale ?

Les ressources d’un pays sont cruciales pour faire face à la fois aux enjeux sociaux et environnementaux. Malheureusement, les gouvernements ne prêtent attention à ces deux dimensions que lorsque les autres « priorités » ont été traitées. Les financiers ont toujours été prêts à suivre l’entrepreneuriat avec une dose de prise de risque (Venture capital). Il existe cependant aujourd’hui d’autres modèles de réussite entrepreneuriale, notamment dans le domaine du social ou de l’environnement.

Les mots de Giovanni Ferro Luzzi

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« On assiste à une perte des valeurs associées au bien commun, qui a conduit à une polarisation très toxique dans de nombreux pays. »

 

Giovanni Ferro Luzzi

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